La Rescapée
« Construire »
Le portrait s’imposait. Le regard de la déporté est tellement fort, puissant, interrogateur, inquisiteur presque, qu’il fallait à travers ce visage montrer la résolution, l’intelligence et le sens de l’effort qu’elle a continument exercé au cours de son existence. J’ai laissé volontairement apparaître sur ce visage lisse, les stigmates de la souffrance, car elle n’a jamais oublié le jour où sa mère est morte dans ses bras.
Le verbe « Construire » est celui qu’elle a toujours souhaité mettre en avant et qui caractérise sa vie.
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Huile sur toile, terre d’Auschwitz
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Huile sur toile, terre d’Auschwitz
Huile sur toile, terre d’Auschwitz
LA RESCAPEE Présentation
Née à Lodz (Pologne) en 1928.. Arrêtée à Lodz en Aout 1944, elle est ensuite déportée à Auschwitz avec sa mère. Transférée à Bergen-Belsen, elle est libérée par les Anglais le 15 Avril 1945.
Les entretiens se déroulent dans l’appartement occupé par Monsieur et Madame C.. Il est situé au 7ème et dernier étage d’un immeuble clair et moderne.
Les meubles sont contemporains. Sur les murs des tableaux haïtiens et de différents artistes dont les plus célèbres sont Kijno et Braque. Certains ont été réalisés par le beau-père de Madame C. La lumière inonde l’appartement. Mme C. s’étant absentée, nous conversons avec son mari, Arthur C., expert en vins et auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet.
Durant la guerre, il fut arrêté en zone libre puis emprisonné dans le camp disciplinaire d’Egletons- Auchères avec des insoumis allemands et des prisonniers espagnols, mais s’évada un jour de Noël 1942. Il fut ensuite enrôlé avec de faux papiers dans les camps de jeunesse, où il attendit la fin de la guerre. Mme C. nous rejoint, et demande à son mari de nous laisser, précisant qu’elle ne peut s’exprimer de la même façon devant lui.
Agée de 81 ans, elle en parait 60, elle est mince, vive, le regard alerte et curieux. Elle sourit beaucoup et parle avec aisance. Elle a 3 fils, plusieurs petits-enfants et elle est arrière grand-mère.
Quand vous êtes-vous sentie libre ?
En Suède, quand j’ai été guérie. A peu près au moment de mon anniversaire en 1945. L’année précédente, je voulais mourir car ma mère venait de décéder au camp de Bergen -Belsen un mois avant la libération par les Anglais.
Mon père est décédé au ghetto de Lodz, en février 1942. Je n’ai ni frère ni sœur. J’avais eu une enfance heureuse, mes parents étaient pharmaciens tous les deux.
Quand ma mère est décédée à Bergen Belsen, j’avais le typhus. Il n’y avait plus d’eau potable, plus de nourriture.
Un matin peu après, une vieille femme malade, le corps enflé, m’a demandé : « Prépare-moi du Sarrazin ».
Et j’ai dit « Oui » pour l’apaiser. Mais le lendemain matin, je me suis réveillée couchée contre le corps de ma mère qui était morte dans la nuit. J’avais décidé de ne pas me séparer d’elle. Quand on est venu la chercher, j’ai voulu rester avec elle, et on me l’a enlevée. Et je suis restée couchée par terre, et c’était fini, j’étais morte moi-même.
Alors, deux femmes, se sont approchées de moi, nous étions toujours couchées par terre. « Il faut que tu te lèves, que tu ailles nous chercher à manger ». Je dis alors « Je ne peux plus et je ne veux plus me lever». Elles m’ont répondu « Si tu ne te lèves pas, nous allons mourir ». Alors la réalité est revenue.
J’ai essayé de me lever mais je n’ai pas pu. Alors je me suis trainée jusqu’à la porte. Je l’ai ouverte, et l’air frais m’a réveillée.
Quand je suis sortie, il y avait une femme dehors avec une marmite et de la soupe. J’ai regardé autour de moi et j’ai trouvé une boîte de conserve par terre. J’ai tendu la boite à cette femme et je l’ai priée de me donner un peu de soupe. Elle m’a rempli la boite et je l’ai bue tout doucement sur place, puis je lui ai demandé de m’en verser à nouveau. Je tenais à en rapporter aux femmes qui m’attendaient dans la baraque. J’ai fait ça plusieurs jours, mais peu de temps après, les forces m’ont abandonnée. J’allais mourir.
C’est alors qu’on a entendu « Tenez bon, vous êtes libres ». L’armée anglaise nous avait libérées. Mais j’étais inconsciente, plus morte que vivante.
Un soldat a ouvert la porte. En nous voyant, il l’a refermée aussitôt, choqué par le spectacle, Il était en larmes. Ensuite, d’autres soldats sont venus, dont un médecin pour trouver les survivants parmi les cadavres qui jonchaient le sol. Ils ont vu mes yeux bleus grands ouverts. C’est ainsi qu’il m’ont repérée.
Ce médecin m’a auscultée et a décidé de m’opérer immédiatement.
Il m’a juste demandé s’il pouvait intervenir sans anesthésie et j’ai répondu que je ne sentais plus rien et qu’il pouvait me couper en morceaux ! Très probablement l’urgence s’imposait car il craignait une infection généralisée.
Il s’agissait d’un abcès sur la cuisse gros comme un pamplemousse. Il m’a opérée et je n’ai rien senti.
Il est revenu après, avec un morceau de chocolat pour me consoler, j’ai souhaité lui faire plaisir mais j’ai à peine pu le lécher. Il avait le goût de sciure de bois.
On m’a conduite le lendemain à l’hôpital. J’ai été très malade : pleurésie, eczéma. On m’a mise sous perfusion car je ne pouvais plus rien avaler.
Deux semaines après ma libération, je ne pesais encore que 25 kgs.
J’ai d’abord été soignée dans un hôpital provisoire à Bergen-Belsen puis à Norköping en Suède pendant plusieurs mois. J’ai rencontré à l’hôpital de Bergen Belsen une sœur de charité de la Mission Vaticane : Sœur Suzanne Spender. En même temps j’ai fait connaissance d’une sœur polonaise dont je ne me souviens plus du nom et pour cause car en me voyant dans le lit pratiquement mourante elle n’a prononcé qu’une phrase en polonais « Tu n’as pas honte de te faire laver les pieds par Sœur Suzanne ! »Visiblement cette sœur n’appartenait pas à la même église que sœur Suzanne !
Sœur Suzanne s’est occupée de moi et nous correspondions car je parlais un peu le français. Elle m’a offert un chapelet et m’a répondu lorsque je lui ai dit « Mais je suis juive » : « Prends le en souvenir ». Ce geste m’a beaucoup touchée et j’ai gardé ce chapelet précieusement. J’ai perdu ce chapelet et je le regrette infiniment.
Cette sœur a retrouvé mon oncle, le frère de mon père, qui lui ressemblait beaucoup et qui habitait Paris. Et après neuf mois d’hôpital et de soins en Suède, je suis venue à Paris le rejoindre.
Mais c’était à la suite d’une décision mûrement réfléchie : J’étais orpheline de guerre et en tant que telle plusieurs possibilités m’étaient offertes :
Premièrement : retourner en Pologne mais je n’avais plus personne là-bas et je ne me sentais pas désirée dans ce pays –pas très catholique-…
Deuxièmement, aller en Israël, mais j’avais peur de me retrouver dans un petit pays « enfermé »
Troisièmement : rester en Suède, d’autant plus qu’une famille m’a proposé de m’adopter et j’aurais hérité d’une grande sœur Suédoise adorable, mais j’avais constaté qu’en Suède, dans mon entourage, les gens s’ennuyaient. Les femmes s’ennuyaient des suédois et les hommes leur rendaient la pareille.
Quatrièmement retrouver ma famille à Paris mais je craignais d’être une charge pour elle d’autant plus que je voulais accomplir le rêve de mes parents et le mien : terminer mes études.
La première année de retour qu’avez-vous fait ?
Après mon séjour en Suède, quand Sœur Suzanne a retrouvé mon oncle, j’ai embarqué sur un bateau et je suis arrivée à Granville. De là, j’ai pris le train pour Paris où mon oncle m’attendait avec sa famille, des fleurs et des cadeaux.
J’ai fait tout de suite partie de la famille. Mon petit cousin m’a donné son lit et je couchais à sa place, dans la chambre de ma cousine. J’ai très vite demandé de faire des études et de passer mon BAC.
*La stèle à Bergen Belsen fait apparaitre les mots suivants : Ma mère, , née à Lodz en 1900, décédée à Bergen-Belsen au mois de mars 1945 allongée sur le sol, blottie contre mon corps.
J’ai trouvé un professeur qui m’a aidée et m’a assurée que j’aurais mon bac, 6 mois plus tard. J’avais 17 ans. Et je suis allée à l’Alliance Française. Là j’ai retrouvé une femme que j’avais connue au ghetto de Lodz en Pologne. C’est elle qui m’a fait rencontrer mon futur mari.
Je ne souhaitais pas parler de la guerre, ni rencontrer de personnes qui me rappelaient cette période.
Je ne voulais pas me marier avant mes 23 ans et avant d’avoir fini mes études. Mais un jeune homme, un jour, s’est présenté avec ses parents. Il parlait polonais mais c’était un vrai titi parisien. Il m’a étonnée et il est très vite tombé amoureux. De mon coté j’étais attirée à la fois par lui et par sa famille. Ses parents étaient chaleureux puis un jour, ils m’ont emmenée voir Edith Piaf. Là, j’ai été très émue. C’était ma première sortie parisienne Nous nous sommes revus ensuite, Arthur et moi. Je me suis rendue compte que je lui plaisais. Moi-même j’étais très attirée par lui. . On s’est fiancé en septembre 1946 et on s’est marié en décembre de la même année.
Entretemps, mon oncle n’était pas d’accord. Il voulait que je me marie avec un médecin. Arthur n’avait pas de situation et son père était un artiste. Pour établir une distance entre nous, mon oncle et ma tante m’avaient mis dans un camping de vacances de jeunes juifs dans le Jura. Moi, j’aurais nettement préféré accepter la proposition de leurs amis et partir chez eux à Frontignan.
D’autant plus que dans ce camping de vacances nous couchions par terre dans une tente installée au bord d’un lac, mais la pluie tombant presque tous les jours nous inondait souvent, même la nuit.
Ne voulant pas chagriner mon oncle et recevant tous les jours des lettres d’Arthur, je lui ai raconté ma tristesse de me retrouver dans des conditions qui me rappelaient de très mauvais souvenirs. Un beau jour, une voiture arrive, mes futurs beaux-parents et mon futur mari.
Qu’avez-vous fait ensuite ?
Je me suis mariée, et j’ai eu 3 enfants très vite : en 1947, 1949 et 1951. Nous habitions un bâtiment situé dans la cour de l’usine de mon beau père. Tout en m’occupant de mes enfants que je nourrissais, j’ai participé à la création de pièces industrielles fabriquées à l’usine sous la surveillance de mon mari. Malheureusement les naissances successives de mes fils m’avaient affaiblie et n’étant pas suffisamment valide, j’ai eu la tuberculose. Je devais partir en sanatorium. Heureusement, je suis tombée sur un médecin qui était directeur du sanatorium d’Ormesson. Il a accepté que je me soigne chez moi, à une seule condition : de ne pas me lever tôt le matin. J’avais à ce moment là une aide familiale, une bretonne qui a tout compris et qui m’a beaucoup aidée.
J’ai assisté ensuite mes beaux parents qui avaient une usine de produits en aluminium. Nous vivions avec peu. J’étais J3 et nous avions des tickets d’alimentation.* 2
* 2– J3 terme utilisé à l’époque pour désigner les jeunes de moins de 21ans qui bénéficiaient d’un complément alimentaire
Au début de notre mariage, nous avions vécu dans une chambre de bonne, sans eau ni électricité. Ce n’est que la dernière semaine avant l’accouchement de notre premier fils, que j’ai eu une chambre normale chez des amis. Ensuite, comme mes beaux parents avaient reçu des dommages de guerre car leur maison et leur usine avaient été bombardées, Ils ont reconstruit de nouveaux bâtiments et nous nous sommes retrouvés habitant dans la cour de l’usine.
Mon fils aîné, un jour s’est blessé avec un cadre métallique et j’ai réalisé alors les dangers que représentait ce lieu pour les enfants. Nous avons eu la chance d’acheter une maison dans des conditions très favorables avec l’aide de mes beaux parents à proximité de l’usine.
Peu de temps après, j’ai appris les difficultés financières de mon beau père. A ce moment j’étais contente d’avoir eu l’idée d’acheter une maison séparée pour nous et pour les enfants.
Ensuite, mon beau-père a été amené à déposer le bilan de sa société et il est tombé malade. Comme Arthur était très touché par ces événements, j’ai été forcée de m’occuper de la liquidation des biens de mon beau père.
Nous étions tous très éprouvés et fatigués. Il nous restait un tout petit peu d’argent à la banque et malgré tout nous avons décidé de partir en vacances en Italie avec des amis.
En revenant, j’a appris que les Allemands payaient des dédommagements aux victimes de la guerre .A l’aide de cet argent, on a pu envisager la réalisation des premiers outillages destinés à produire des accessoires comme des pièces en bakélite pour les articles ménagers.
J’avais appris le travail des métaux et par la suite du plastique, et nous avons commencé à produire et à commercialiser notre première série d’accessoires pour les industriels. Toutefois en attendant le développement de notre entreprise, je suis devenue représentante d’une usine d’aluminium.
Comment concevez-vous la vie ?
Rien ne me faisait peur. La mort ne me faisait plus peur du tout. La mort avait été si longtemps mon amie car elle représentait pour moi la libération et la paix. Pendant très longtemps elle était à mes cotés et je pensais la rejoindre d’un instant à l’autre. Je voulais partir avec elle et je suis avec elle. Ma décision était de ne plus bouger et de rejoindre mes parents quelque part.
En fait, je suis morte à Bergen Belsen. Quand je vais là-bas, sur la tombe de ma mère, c’est moi que je vois. Je suis restée avec elle.
Si je n’avais pas entendu la supplique des deux femmes qui s’étaient rapprochées de moi pour me demander de me lever pour aller chercher à manger, je ne serais pas là maintenant.
Arrive la renaissance
Quand j’étais en Suède, j’étais redevenue une enfant. Mes os n’étaient pas formés c’était encore du cartilage. Toutes mes fonctions naturelles étaient bouleversées.
Je suis arrivée dans une ambulance sur un brancard. Quand les portes arrière se sont ouvertes j’ai aperçu le haut des arbres, le ciel bleu et les visages souriants des gens qui m’attendaient. La vie devenait à nouveau possible. Mais c’était une nouvelle vie.
Avez-vous souffert dans votre vie après ?
Oui, comme tout le monde. Mais pour moi, à part les enfants et la famille, rien n’est important, rien ne m’atteignait. Un homme proche de nous a trahi notre confiance. Je n’en ai pas souffert. Quand on est passé par les épreuves que j’ai rencontrées, plus rien ne vous atteint.
« Et les échecs ? »
Ah oui, j’ai été championne de France d’échecs en 1956. J’avais mes trois enfants et je travaillais pour mon beau-père. En fait, mon mari était joueur d’échecs, et un jour nous étions en vacances à Vittel. J’ai vu des joueurs installés dehors, et j’ai commencé à jouer avec eux. Puis nous avons été inscrits à un club à Saint-Maur dans l’endroit où nous habitions et en moins d’un an, on m’a demandé d’aller jouer à Paris « avec les maîtres ». Tout ces maîtres m’ont regardée d’un œil condescendant. Mais l’un d’entre eux s’est intéressé à moi. Je n’étais pas très forte dans les parties rapides, mais avec ce maître j’ai appris la stratégie. Et j’ai fait le championnat de France que je l’ai gagné en 1956. *3
*3 Mme C. nous remet un article de presse de l’Aurore daté du 11 septembre 1956 où on la voit en première page, en couleurs, avec le titre suivant : Isabelle C. (26 ans) est la nouvelle championne de France des échecs. A l’intérieur de l’article, Mme C.o étant très jolie le journaliste l’appelle la Gina Lollobrigida des échecs.
Vous ne jouez plus ?
Non car ce n’est pas vraiment un jeu. Arrivé à un certain niveau, c’est un exercice mental qui vous prend votre réflexion et presque toute votre concentration, c’est un plan. Il faut voir 6 coups à l’avance pour les 2 adversaires avec toutes les combinaisons possibles. C’est une stratégie, ce n’est donc plus un jeu.
En combien de temps êtes-vous passée du statut d’amateur à celui de championne de
France ?
En 4 ans environ. J’ai commencé quand mon fils a eu 18 mois, c’est-à-dire en 1953.
Avez-vous un mot, une phrase, un chiffre qui vous ait marqué ?
Pas de mot, pas de chiffre, pas de phrase, mais un regard : celui de mes parents. Je les ai sentis près de moi. Quand mon père est mort au ghetto, j’étais là. Il est mort dans un lit. Ma mère était là, mais je ne pleurais pas, j’ai lu toute la nuit.
J’avais 13 ans. J’ai aussi le regard de ma mère en mémoire et sa phrase : « Tu vas aller en France et tu feras des études ». Je savais que même si je ne pouvais pas aller en France, j’aurais fait des études.
Je me rappelle aussi de la chambre de mes parents et surtout du lit, immense dans mes souvenirs, où tous les dimanche matin j’allais me blottir dans les bras de mes parents. C’est cet ensemble des meubles que ma mère avait commandés pour son mariage et qui étaient une réplique fidèle d’une des chambres à coucher du Château de Wawel à Cracovie. Un grand lit, une armoire (pleine d’objets souvenirs) une coiffeuse et un fauteuil. L’ensemble était exécuté en bois de rose avec des ornements en bois doré.
Lors d’’une des toutes premières « visites » des Allemands dans notre appartement, les scellés ont été mis sur la porte de la chambre à coucher à cause du mobilier.
Après la guerre j’ai essayé de les retrouver pour les racheter, mais dans l’appartement que j’ai réussi à visiter grâce à l’amabilité des nouveaux occupants il n’ya avait plus rien qui aurait pu me rappeler mon passé.
Vous apparaissez comme une femme dynamique, enjouée. Comment cela se fait-il ?
Je ne sais pas, mais je suis à la fois une vierge folle et une vierge sage. J’ai vu un film une fois que j’adore : « la vielle dame indigne ». J’espère être toujours une femme indigne, mais je ne suis pas vieille. Mais beaucoup de rescapés de la Shoah ne sont malheureusement pas dans mon état. Ils sont revenus marqués à jamais et « ne s’en sortent pas ». Ce sont des brisés de l’existence.
J’ai eu une cousine plus âgée que moi qui était une femme responsable, entreprenante et dynamique. Elle a perdu son frère, ses parents et toute sa famille dans des conditions atroces. Elle n’a plus jamais été la même. Quelque chose en elle a été cassé. Elle avait subi des expériences médicales et s’en est jamais remise.
Au retour du camp, elle est allée en Pologne, elle s’est mariée avec un officier polonais qui avait fait la guerre à Leningrad. Il avait perdu dans les camps sa femme et son fils.
Tous les deux sont partis en Israël mais en apprenant que nous étions vivants : son oncle, sa tante et sa cousine c’est-à-dire moi, elle est venue en France avec son mari
Ils ont eu un enfant mais son mari est décédé. Elle s’est remariée avec un homme qu’elle avait connu pendant la guerre au ghetto et qu’elle a rejoint en Australie. Elle est décédée maintenant mais la fin de sa vie était terrible elle avait des cauchemars. Les nazis la poursuivaient toutes les nuits.
Quand vous regardez votre parcours de vie, que ressentez-vous ?
« Je suis heureuse en France, mais je suis moins heureuse en général que lorsque je suis arrivée parce que maintenant dans le monde, il y a un fossé entre les riches et les pauvres. Alors qu’au retour de la guerre, on manquait de café, de chocolat il n’y avait presque rien dans les boutiques, mais on était heureux, on était tous à peu près dans la même situation. Je souffre maintenant quand je vois des gens, surtout des enfants, qui manquent de tout, et surtout de nourriture.
Mais vous ne pouvez pas savoir comme est bon le pain que je mange le matin ! Comme c’est bon un morceau de pain! »
Elle parle alors de sa famille : « J’ai 3 fils : l’un est urbaniste-sociologue et professeur à Montréal, il a lui-même 2 enfants, un garçon, entrepreneur dans le sport et une fille avocate internationale, qui ont eux-mêmes des enfants. Je suis donc arrière grand-mère d’un enfant de 6 ans et d’un petit dernier de 2 mois. D’ailleurs au total j’ai 6 petits-enfants et 5 arrière petits-enfants.
Mon 2ème fils a créé des écoles. Il en a 27. Elles s’appellent les écoles REISA. Il vit aux Antilles mais va revenir sur Paris. Ses fils : l’un travaille avec son père et l’autre qui a été adopté est indépendant.
Et mon 3ème fils est cinéaste de formation. Il a fait de très beaux films. Ce fils a lui-même 2 filles dont l’une a un mastère de piano et étudie à l’université de Cornell aux USA et la 2ème est élève à l’Ecole Supérieure de Commerce à Grenoble
Mes enfants sont très proches de nous.
Quels sont les messages que vous voudriez laisser aux jeunes ?
Je vais souvent dans des classes des CM2 jusqu’aux Terminales, pour expliquer ce qui s’est passé et je reçois des lettres tellement belles de ces jeunes.
Et les phrases que je vais vous dire sont celles que je leur dis déjà :
- « attention au racisme, à l’antisémitisme, ne vous laissez pas entrainer. Par exemple, attention aux négationnistes. Quand je prends le taxi parfois dans Paris, je rencontre des musulmans, et je leur parle. La plupart sont à l’écoute, et réfléchissent après.
J’attends de rencontrer un négationniste un jour, et les yeux dans yeux, je lui dirai la phrase suivante : « Dans notre famille proche, nous étions une trentaine et nous nous connaissions tous. Il en est revenu 3. Ma question serait simple : dites moi où sont passés les autres ? »
- Ce qui est très important pour moi, c’est que de chaque épreuve ou de chaque tragédie, il faut tirer de la force, et pas de la faiblesse.
- Construire, construire. Construisez votre vie, construisez votre amour, construisez autour de vous»
Avez-vous un vœu ?
Oui. Les rescapés de la Shoah n’ont pas le même statut en France. Il y a les Français et les autres.
Tout le monde a droit à la carte de déportés et les avantages pour prendre les transports. On a également une demi-part supplémentaire pour la déclaration des impôts. Mais pour ceux qui ont été déportés d’un autre territoire que la France, et qui sont devenus français après la guerre, ils n’ont toujours pas droit à la pension et aux soins gratuits. A l’intérieur de mes associations, je mène le combat pour la reconnaissance égalitaire, mais malgré toutes les promesses des différents ministres, nous n’avons toujours pas obtenu ce que nous demandions.
Conclusion
Mme C. ne fait pas son âge. Elle est enthousiaste, vivante, gaie. Son discours est toujours empreint d’un sourire authentique. Personnalité attachante, elle est jeune, profondément jeune.
Modeste, il faut la questionner pour apprendre qu’à 26 ans, elle était championne de France d’échecs, et ceci alors qu’elle avait 3 enfants et qu’elle travaillait d’arrache pied pour redresser l’entreprise de son beau-père qui était en difficulté..